Echos visuels

 ECHOS VISUELS

 

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Exposition du 5 au 24 avril 2013.
Lea Habourdin, Marianne Muller, Annabelle Decaix.

 

RIMES PLASTIQUES

C’est la récurrence de l’usage d’une figure comparable au procédé rhétorique de la rime et structurant l’économie des trois travaux retenus qui nous a paru justifier leur présentation commune.

Une ligne de force, un élément se répètent au sein d’une ou de plusieurs images qui entrent ainsi en résonance. Avec la juxtaposition insistante des semblables, sinon des mêmes, des formes qui déforment, se défont en s’engendrant mutuellement pour tendre à leur dissipation, afin que, de cette perte d’identité, une profusion advienne, le voir s’emphatise. Le système donne l’impression d’un rythme, d’un recommencement, et introduit un ressassement qui voile sous une moire et ses reflets, l’accès à la transparence du réel. Il s’irréalise d’autant plus qu’il crée des points de rupture et des écarts où s’engouffrent les pulsations de l’invisible. Dans l’assomption du réel comme apparition, le perçu et l’imaginaire ne se distinguent plus. « Un cosmos sympathique à lui même » où la vie circule, émerge comme d’un envoûtement. Contractée comme une trace physique dans l’immanence de l’œuvre, la rime plastique a maintenant libéré une énergie qui excède et déborde la représentation.

Elle prépare au mystère de ce qu’Yves Bonnefoy nomme «  la Présence », Gérard Genette, la transcendance.

 

LEA HABOURDIN     CAHIER DE DOLEANCES

Rappelons que les cahiers de doléances exposaient, sous l’Ancien Régime, les plaintes et les demandes de réformes exprimées par la population à l’intention du roi, par l’intermédiaire du tiers état.

Ce cahier de doléances comprend une série de 19 photos organisées en une séquence discursive encadrée par deux photos qui se répondent à chacune de ses extrémités.

Ses éléments sont apparentés par un certain nombre de caractéristiques communes qui créent des liens formels (et notamment les rimes plastiques) induisant de l’un à l’autre des effets de relance musicale en échos qui en font un organisme vivant dont le référent « dénoté » reste souvent incertain en raison d’un éclairage contrasté qui en écrase les nuances. Un cadrage serré autour de la figure principale la prive d’une inscription dans la profondeur du fond en même temps qu’il la place dans une grande proximité tactile avec l’œil, abolissant la distance physique et métaphorique inhérente à l’interprétation.

En outre, le régime antilogique des images fonctionnant selon une double polarité – vide/plein, haut/bas, opacité (d’un bas noir ajusté)/transparence (de ce même bas par tension), vie/taxidermie (mettant la photo en abyme ), couleur chaude/couleur froide, prédation/pariade, texture et plis d’une étoffe/grain de la pierre et ondoiement de madrépores… etc – placent le regardeur dans l’incapacité d’effectuer un choix interprétatif d’ordre paradigmatique. Ce qui se joue, c’est l’interrogation de certaines évidences de la vision qui consistent à séparer dans des carcans le monde en couples d’opposition nettes : formes/matières, féminin/masculin… etc. Le spectateur est invité à méditer sur ce trouble perceptif tandis que les identités s’affolent et que tout s’échange. Il n’y est pas question d’illusion ni de réalité: la réalité est illusion et inversement. Le monde se retire sous son vêtement d’ombre et de lumière, cette dernière masquant plus qu’elle ne révèle, pétrifiant les fruits qu’elle nous abandonne (le tatouage enfantin sur le bras exposé), (les reproductions de Courbet et Hopper sur le tourniquet). Quand l’organe de la vue est contradictoirement celui-là même de son impossibilité, le rêve d’une coïncidence impossible du positif et du négatif relève du fantasme de la transmutation alchimique (photo n°3 ).

Alors? Photographier, toujours, mais se dégager du miroir, en ne regardant plus comme la bête aux aguets qui, (proie ou prédateur) bondit pour éviter d’être saisie ou pour dévorer l’apparence, regard dévorant dévoré.

Suivre la voie du brahmane qui ne se déporte pas de toute classe, mais hors de la classification, assimilant l’opposition en même temps que sa levée, dans la fin de la mesure.

Trois cents ans plus tard, et, sous un nouveau régime, celui de la déesse Mâyâ dont le voile irise de ses plis multicolores les plumes des oiseaux, et dans le souvenir de toute une tradition européenne incarnée par Novalis, Nietzsche et Wagner, chanter le retour du monde à la vie illimitée,

« Quand de nouveau lumière et ombre

Se réaccouplent en véritable clarté. » (Novalis, Hymnes à la nuit)

Présenter ce cahier de doléances pour que « l’œil de la douleur, brillant de larmes aveuglantes, ne divise pas une chose en plusieurs, » (Shakespeare), pour remettre en question l’évidence des assignations et des places, sortir des cocons et des prisons de l’appartenance, pour traverser enfin les apparences (première et dernière image ouvrant et fermant le cycle intermédiaire de la troisième, invoquant, en rappel conclusif, l’ accroissement des potentialités, à l’issue d’une permutation sensorielle abolissant les distinctions de règnes, d’espèces, de genre, et jusqu’aux métaphores qui’y sont associées…)

Présenter un cahier de doléances pour revendiquer de nous inventer nous-mêmes grâce à la médiation de l’art, pour conquérir notre individualité en portant notre désir d’être, de voir et de créer, à l’horizon d’une tension vers ce troisième terme que R. Barthes appelle le Neutre,

Découvrir la vérité dans le mouvement et le perpétuel recommencement, cheminant entre espoir et désespoir, être et non-être, dans le monde des métamorphoses, « quelque part dans l’inachevé » (Rilke).

 

ANABELLE DECAIX

Anabelle Decaix propose des images de sites naturels et urbains groupées par paires.

Les images sont construites ou associées selon d’apparentes oppositions de contenu qui se résolvent dans une homogénéisation formelle.

Parfois, le soin accordé aux cadrages, aux contrastes, autorise une comparaison avec les illustrations d’une certaine presse préoccupée des « spectacles du monde », où les lieux de la vie contemporaine deviennent ceux de leur propre artifice. Les images, froides, s’appliquent à mimer les caractères d’une vision romantique de l’homme perdu dans des décors majestueux qui l’écrasent d’autant plus, qu’ils se retirent derrière leur propre éloquence, interdisant ainsi une rencontre avec les choses. Elles narguent le fantasme d’un arrière-monde où la nature ne se séparerait pas d’un besoin métaphysique, où l’écho entre les formes serait promesse de transfiguration, où l’humanité pourrait retrouver son enfance.

Cependant, placées côte à côte, certaines, plus intimes, nous donnant à ressentir la densité du quotidien (l’ombre des antennes de TV sur le mur ocre /les champs) semblent nous inviter à une plus grande intériorité, évoquant « cette montée ontologique »  dont parle P. Ricoeur, comme si le corset de la distance critique ne parvenait pas à contenir une certaine nostalgie…

 

MARIANNE MULLER

Marianne Muller présente de petites images dont les formats, évoluant entre 8x8cm et 12x12cm, sont proches de ceux de la carte postale. Faut-il voir dans ce voisinage avec un objet de consommation, la volonté de faire de l’œuvre un objet parmi les objets (Baudrillard)?

Chaque œuvre se présente comme un diptyque dont les volets sont séparés par un intervalle de 1cm. C’est la parenté de leur seule structure formelle qui a présidé à l’assemblage, après que l’usage d’un logiciel de reconnaissance de formes ait permis leur sélection dans le flux d’images qui, continuellement, brouille notre perception et la déborde.

Le couple retenu entre ainsi en interaction dans une opération de montage. L’artiste intervient parfois en dernier lieu pour rehausser l’effet d’écho qui l’a intéressé.

Cette stratégie fondée sur une technique associative évoque bien sûr la psychanalyse, en ce que le désir de voir qui est à l’œuvre, ici, aussi, se présente comme un désir de ne plus voir ce qui aveugle en raison de la transparence objective supposée de l’image et de son référent.

En effet, le langage visuel de la photo disparaît derrière le sens « recyclé » (S. Sontag) du monde dont il est porteur; les images ne sont pas les choses et l’activité créatrice consiste moins à en fabriquer de nouvelles qu’à les décaper pour les critiquer et forcer le monde à la nudité, l’artiste découvrant tout à coup, en même temps que son regard, la certitude d’être, dans une conjonction réussie. L’ image devient un objet technique, une matière que l’on « détache du visible, comme une écorce se détache des choses » (Lucrèce).

Diverses considérations en ressortent :

1) _ L’hétérogénéité du matériau de l’image est accentuée dans la reprise en miroir du « fantôme » de sa forme; l’ objet représenté est comme dédoublé, extirpé de sa semblance.

La redondance, commentant ironiquement par son altérité même, l’opacité respective des deux éléments en présence, suscite de plus une «inquiétante étrangeté».

_ La réunion des photos, de part et d’autre d’une frontière, et leur possible superposition implicite en filigrane, par un effet de « fondu enchaîné » accentue l’épaisseur de ce palimpseste, invitant au déchiffrage et au questionnement, par ex, sur la façon dont l’engendrement sémiotique devient son propre objet .

_ L’intervalle a lui aussi des propriétés fonctionnelles :

C’est dans cet écart que se forme une troisième image. Il oblige le regard à se déplacer d’un réseau à l’autre, de telle sorte qu’il renforce le mécanisme illusionniste, hallucinatoire, du dispositif (à rapprocher d’ailleurs, peut-être, du principe de la transformation de la réalité en images).

_ Il en résulte une durée, la consécution remplaçant la simultanéité, qui accentue la vie éphémère de l’image, comme dans la vie courante.

2) _Paradoxalement, ce nouveau recyclage, vidant la photo de sa substance, la vitalise.

Sa vacuité acquiert un nouveau contenu, un plein d’une autre nature; c’est devenu une abstraction qui a valeur de signe, voire de métaphore. C’est ainsi, par exemple, que la bacchante de Courbet, présentée comme née des plis du drapeau, peut-être comprise comme une métaphore de la mise à nu de la nature de l’image, mais aussi comme une possible expression distanciée, ironique, autoréflexive, adoptée à l’égard de cette entreprise de dévoilement dont l’aspiration à la transparence est encore exposée à l’opacité .

_ cette nouvelle densité de l’outil image permet une approche poétique du réel où les relations entre les choses ont autant d’importance que les choses elles mêmes. Je la crois aussi prétexte à une méditation sur les ressemblances objectives offertes par le hasard, dans la continuité, pourquoi pas, de celle de Leonard…

3 )   Enfin, lorsque l’artiste détoure ses figures et en accentue les contours de telle sorte que le fond en devienne parfois si peu prégnant que le regardeur peut s’y projeter à son tour, elle nous rappelle que percevoir est une opération mentale dépendant de l’ ensemble de notre activité psychique, elle-même liée à des déterminants de toutes sortes ; si « c’est le regardeur qui fait l’œuvre », qu’en est-il de son statut? D’autant que l’œuvre peut aussi s’effacer derrière les médiations du champ social et les dispositifs idéologiques… tout comme la présence de l’objet disparaît dans sa représentation photographique!

L’usage de ces images «ready-made» réactive les interrogations contemporaines sur la place de l’auteur, sa disparition, associée à une interrogation sur les particularités requises pour que les œuvres soient considérées comme œuvre d’art.

 

Dominique Savariau

 

Lea Habourdin / Anabelle Decaix / Marianne Muller

 


Vernissage