TISSER DES HISTOIRES
du 18 mai au 23 juin 2018
Artistes : Naïma Erhart, Deborah Fischer, Isabella Hin, Doriane Molay
Curateur invité : Bastien Engelbach
TEXTE DE PORESENTATION
La Jetée de Chris Marker, film désigné comme un « photo-roman », repose sur la succession d’une série de photographies (à l’exception d’un unique plan filmé), accompagnées de la voix d’un récitant, narrant l’ « histoire d’un homme marqué par une image d’enfance ». Dans cette œuvre de fiction, ce dernier, à la suite de la Troisième Guerre Mondiale, alors que l’humanité ravagée s’est réfugiée dans des souterrains, va être soumis à des expérimentations relatives à des voyages dans le temps, pour faire remonter des sources d’énergie, en « [appelant] le passé et l’avenir au secours du présent ». La fin – qu’il est impossible ici de dévoiler – révèle que le sens de ce récit se condense dans l’événement vécu par le personnage dans son enfance, cette « image d’enfance » mentionnée à l’ouverture du film. L’image photographique devient ainsi support d’un événement où se mêlent différentes strates de temporalité en même temps que s’y déploie un récit.
La Jetée souligne ainsi la dimension narrative de la photographie, en montrant que la succession d’images peut se lier au fil d’un récit. Mais plus encore, véritable méditation sur le temps, elle renvoie la photographie à ce qui la fonde, soit la configuration d’un événement par la conjonction de différents moments. En d’autres termes, La Jetée révèle une dimension intrinsèquement narrative de l’image photographique.
Quel est le récit inscrit dans chaque photographie, l’histoire dont elle est porteuse ?
Sondant le rapport au temps de la photographie, André Rouillé conteste la conception qui la fait adhérer à un moment isolé. Le rapport au temps de la photographie n’est pas celui de la simple fixation d’un instant. S’inscrivant dans le sillage de la conception bergsonienne du temps, considérant le présent non comme « ce qui est » mais comme « ce qui se fait », André Rouillé fait passer la photographie du « domaine des choses, de la présence et de l’existence, à celui des événements »[1]. En prolongeant cette réflexion, on peut relier la photographie à la notion de récit.
La photographie n’est donc pas simplement ce qui fait référence à, un objet, un instant, dont elle constituerait l’indice. Elle déborde toujours de ce à quoi elle prétend adhérer. Elle s’inscrit dans différentes strates de temps : celle de l’opérateur, qui est pris dans un mouvement dynamique, qui est inscrit dans un certain état du monde ; celle du moment où elle est prise, qui lui même s’inscrit dans une continuité qu’elle ne fige que pour mieux restituer ; celle du spectateur, qui la fait entrer en résonance avec ses propres souvenirs… Dans tous les cas, elle unifie le divers, pointe vers quelque chose qui se situe en dehors de son cadre, apporte une forme – plus ou moins appuyée – de cohérence. En d’autres termes, elle opère comme un récit, ce qui conduit à trouver en elle une dimension intrinsèquement narrative.
A y regarder de près, que ce soit dans la matérialité de ses supports ou dans la manière dont elle se diffuse, la photographie est toujours déjà inscrite dans des histoires. Une pellicule peut se voir comme un fil où s’entrecroisent des moments qui se font écho et s’inscrivent dans une continuité. La planche contact, reflet fidèle de ce qui se révèle sur la pellicule, fait voisiner des images prises à des moments rapprochés, pour aider à retenir celle dont la configuration des éléments dans le cadre exprime le mieux la manière dont il font sens entre eux. L’image qui se cherche sur une planche contact, est celle qui relie, tisse une cohérence entre les éléments, tel un récit qui agence le divers des événements pour y imprimer sens et cohérence.
Avec le numérique, la photographie tend à se diffuser en flux continu, le long de fils, sur les réseaux sociaux, les blogs, les sites… Le long de ces fils peut se tisser une construction de soi, quête d’identité mise en scène au travers de la juxtaposition de situations vécues ; peut s’affirmer une manière de regarder le monde ; peut s’énoncer, dans le cadre d’une démarche artistique, la manière dont ce regard se construit… Le flux numérique, dans son apparente abondance égalisatrice, exprime une recherche de singularisation, par des mises en récit, d’un vécu, d’une expérience, et également potentiellement de la construction d’une démarche artistique.
C’est ainsi que la photographie vient tisser des histoires. Celle qui préside à son apparition en premier lieu ; celle liée à la rencontre avec celui qui vient la contempler ; celle qui la situe dans une succession de moments qu’elle relie ou vers lesquels elle fait signe… Cette exploration peut se faire en rejoignant les limites de l’abstraction et en débordant les cadres.
Les œuvres de Deborah Fischer mêlent des photographies liées à des voyages, des errances, qu’elles relient en les tissant. Le long de ces photographies comme des fils peuvent se lire des impressions diffuses, des sensations. Ces tissages sont la recomposition d’expériences vécues sous une forme nouvelle, qui pointent vers des sensations par un travail de reconfiguration des images. L’errance et l’observation s’y lient et s’y lisent, dans un travail qui peut être perçu comme une mise en abyme de la démarche photographique elle-même.
Avec sa série Divergences, Naïma Erhart en faisant se surimposer différents points de vue, nous fait sortir du cadre de notre perception traditionnelle. Elle souligne que la photographie est toujours une question de point de vue, inscrit dans un moment précis du temps, qui ne la contient pas toute entière cependant. La diversité des points de vue qui se surimposent donne à voir l’espace autrement, en soulignant qu’il est toujours traversé par le temps, nous amenant à nous interroger sur ce qui s’y déroule.
Les photographies de Doriane Molay sont marquées par l’ellipse. Elles semblent souligner le potentiel narratif des images tout en occultant le récit. Celui qui observe ses photographies est marqué tant par leur sobriété que par leur intensité. Il est amené à s’interroger sur le fil qui les relie, sur les événements qui ont conduit à ce qu’elles aient pu être possibles, mais aussi sur la résonance qu’elles peuvent avoir sur son propre vécu ou des situations qu’il pourrait être amené à vivre ; sur les sensations et impressions qu’elles éveillent. Sans rien imposer, elles nous incitent à faire un travail de lien, aux échos multiples.
En suspens d’Isabella Hin vient souligner le potentiel dramatique des images tout en indiquant leur positionnement spécifique. Une photographie est toujours « en suspens », elle fige, semble arrêter le temps. Mais dans ce même mouvement, elle ouvre vers un fil continu, vers ce qui précède la prise de vue et va lui succéder. En montrant une immersion, En suspens vient éveiller l’attention du spectateur, qui se demande s’il s’agit d’un plongeon, d’une remontée. Pris au milieu d’un mouvement, il est conduit à replacer le moment fixe dans une dynamique.
Bastien Engelbach
L’EXPOSITION
VERNISSAGE
RENCONTRE – DEBAT