Repli sur Selfies

Repli sur Selfies, novembre-décembre 2017

Œuvres de Romain Leblanc, Benoît Luisière, Richard Otparlic, Alicia Renaudin, Laure Samama, Torsten Solin

Curateur invité : Michel Cazes


Pratique massive de notre époque, au point qu’il semble être en mesure de la caractériser, le selfie – consacré mot de l’année par les Oxford dictionnaries en 2013 – est régulièrement critiqué pour n’être que la manifestation d’un narcissisme exacerbé, reflet d’une époque vide où les individus n’auraient plus rien d’autres à offrir qu’une représentation d’eux-même stéréotypée et démultipliée, perdue dans les canaux d’une communication incessante. Autoportrait paradoxal, le selfie consacrerait tout à la fois le triomphe de l’individu, et sa dissolution, réduit à n’être plus qu’un signal, un produit que nous offrent chaque jour les réseaux sociaux, plateformes des nouveaux géants capitalistes vouées à la monétisation de notre attention.

Et si nous faisions en fait erreur à propos du selfie ? Et si le repli sur selfie n’était pas un repli sur soi pris comme un territoire isolé, sans plus aucun dénominateur commun avec une forme collective ? Ou plutôt, le repli sur selfie ne serait-il pas un repli sur un soi multiple, inqualifiable, qui s’ouvre dans le fil des échanges au milieu desquels il s’insère ?

Le selfie est en premier lieu un dispositif : perche, bras tendus, caméra frontale, effort d’insertion d’un grand nombre d’éléments dans le champ… Le selfie place son créateur en situation de sujet et de producteur de l’image, et l’inscrit d’emblée dans un cycle d’interactions : avec les autres personnes présentes dans le cadre ; avec l’environnement – le plus souvent un lieu symbolique, ayant une forte charge dans l’imaginaire collectif ou tout du moins dans l’imaginaire que partagent l’émetteur et le(s) destinataire(s) de la photo – ; avec lui-même ; avec ceux qui l’observent ; avec le spectateur, avec qui il entame un dialogue…

La singularité du selfie par rapport aux autres formes d’autoportrait, ainsi que le souligne André Gunthert(1), est qu’il rend visible le processus qui le constitue. Par conséquent, il place son producteur et sujet immédiatement sous le regard d’autrui, et donc dans une situation de dialogue avec celui-ci, matérialisée notamment par les fils de commentaires auxquelles les selfies donnent lieu une fois l’image mis en ligne.

Les commentaires peuvent donner lieu à des moqueries, des demandes de précision, l’évocation de souvenirs communs, la mise en avant d’intérêts partagés, voire à de nouvelles images… Ils dédoublent le selfie en lui-même qui, geste autant qu’image, est la trace d’une insertion de l’individu en une situation d’interaction ou un lieu précis. Autrement dit, le selfie éclate l’individu au prisme d’un dialogue infini ; le geste d’affirmation qui le porte souligne d’emblée le caractère fuyant de l’identité, qui tente vainement de s’accrocher à des repères à ou des références pour s’affirmer.

Le selfie semble alors un geste plein de paradoxes, qui mêle l’affirmation de soi en même temps que de sa friabilité, par l’acceptation de sa mise en jeu au travers d’une multiplicité de situations. Avec le selfie, l’individu littéralement s’expose, à son propre regard autant qu’au regard d’autrui, par la médiation de l’enregistrement numérique, pour se découvrir ainsi multiple.

Défi adressé à l’identité, le selfie l’est également pour le geste même de la photographie. En se présentant dans la simplicité de ses moyens, il élève l’essai photographique au rang de la représentation, qui se caractérise par son inachèvement et le besoin d’être largement partagée pour pouvoir réellement exister. L’image n’est plus une trace qui invite à la contemplation de ce qui a été, elle est une circulation et par-là même se modifie sans cesse.

Que peut alors l’artiste face à ce geste en passe de devenir universel qui semble contester le sien ? Sans doute peut-il questionner cette pratique, dans une attitude qui ne juge pas mais interroge les processus et les révèle, pour mettre en lumière leur potentiel d’expression ou pointer leurs travers. C’est l’invitation faite par les œuvres présentées dans cette exposition.

Cette capacité de l’art à interroger les processus est affirmée par Alicia Renaudin qui, par ses dispositifs, et contre la dissolution des images dans la mutliplicité que rend possible le numérique, propose de les réapproprier dans leur matérialité, par la représentation du principe même qui en est à l’origine. Cet acte artistique est une manière de ne pas laisser nos gestes nous échapper, en saisissant ce dont ils sont porteurs.

Avec Richard Otparlic, nos modes de représentation sont également interrogés, dans leur stéréotypie et leur recours à des motifs universels, pour être communicables à large échelle. A travers ses autoportraits monumentaux, entre narcissisme et parodie, il mime nos codes de représentation, pour souligner la propension à la mise en scène de soi, sous une forme qui lisse et dépossède, où l’on n’est plus soi mais un avatar voué uniquement à attirer l’attention. Dans le même geste cependant, par le recours au motif floral, il lie ces images à une exploration de l’intime.

De la même manière, dans un esprit de dérision, Romain Leblanc mime le selfie jusqu’à l’absurde, en en appliquant les conventions dans les situations les plus triviales, pour mieux en souligner la futilité.

Avec Laure Samama, l’approche se veut davantage réflexive. En se débarrassant des oripeaux du partage sur les réseaux sociaux, elle propose un portrait d’exploration, réalisé littéralement à portée de la main, mettant en scène les impressions et les sensations. Le soi y est fragmenté, en même temps qu’il se constitue dans la multiplicité des points de vue et des relations qu’il opère à partir de lui-même.

Les frontières de l’exploration du soi sont repoussées davantage encore par Benoît Luisière et Torsten Solin. Le premier, en remplaçant sur d’anciennes photos le visage de membres de sa famille (père, cousin, frère…) par celui qui est le sien au moment où il réalise sa série, se retrouve confronté à lui-même enfant. La photo est alors le recueil de sa propre multiplicité dans le temps, par le truchement du changement de son visage, et sa confrontation avec son enfance. Son travail est l’exploration d’un soi en mouvement, lié à son histoire et à ses attaches familiales mais se construisant également dans leur mise à distance.

Torsten Solin confronte lui son visage à d’autres images, s’incrustant dans des images d’archives – collectives ou familiales – qu’ils dénichent lors de marchés aux puces ou dans les albums de sa famille. De la même expression appliquée une multiplicité d’individus, il résulte une impression d’inquiétante étrangeté à même d’arracher cependant des sourires. Le vertige de ses oeuvres est celle d’un soi qui s’observe en se plaçant dans d’autres situations.

Autant de pistes d’exploration qui, sans être en elle-même des selfies, révèlent les potentiels de sens de ce geste devenu commun qui renouvelle l’autoportrait, et que les visiteurs sont invités à suivre et compléter dans le fil de leurs conversations et commentaires IRL (2).

Bastien Engelbach / IMMIXgalerie

(1) André Gunthert, « Géométrie du selfie » http://imagesociale.fr/4758

(2) In Real Life, soit littéralement « dans la vraie vie » est une expression couramment employée sur Internet pour désigner l’existence des individus en dehors d’Internet


Accrochage


Vernissage


Rencontre et débat