SUREXPOSITION, La Photo en BD

Du 10 septembre au 3 octobre 2020 (prolongé jusqu’au 10 janvier 2021)

ARTISTES : Inio Asano, Nicolas Nadé, Brais Rodriguez

TEXTE DE PRESENTATION :

SUREXPOSITION. LA PHOTO EN BD

Pour la conception de l’image, photo et dessin sont couramment ressentis comme les 2 extrémités opposées d’une même ligne : image automatique, mécanique d’un côté, image personnelle, créée de part en part, de l’autre. Ou encore, visuel soit-disant fait par l’action seule de la lumière, sans besoin de maîtrise, clic-clac,  contre visuel exécuté au crayon avec un nécessaire savoir-faire – c’est du moins l’idée communément admise comme le rappelle Arno Gisinger ( cf Conférence en 2016 à la Bibliothèque Château d’Eau, Paris 10e).

Aussi leur mix est rare et passe mal, par manque d’habitude culturelle, probablement.

Même en arts plastiques, pourtant férus de transgressions, les exemples ne font pas légion avec la brillante exception de John Baldessari et son option de réunir les 2 médias dans une même image et sans subordination, pour des duels dialectiques saisissants : clichés-cliché contre conventions du dessin.

En BD,  il n’y avait guère que l’exceptionnel Steve McKean ( merci Bruno ), qui nous était connu pour avoir relevé le défi. Raison de plus pour ouvrir  Immix à 3 auteurs de BD récents, moins connus, à l’exception d’Inio Asano, déjà très prisé dans le monde du manga et, depuis son accueil cette année au festival d’Angoulême, dans le monde de la bd au sens plus large. Tous certainement peu connus des photographes. Ils nous apportent une occasion précieuse d’observer ce qu’est la photographie à travers les yeux d’artistes d’une autre discipline.

Brais Rodriguez remonte aux sources : gravure et dessin plutôt que photo et dessin. La gravure ancienne, imprimée dans des livres ou journaux d’époque, est image médiatique multiple avant l’heure. L’auteur ne retient donc pas le caractère « réaliste » mais celui d’image-à-jeter-avec-le-journal – même si celle-ci est de toute beauté – qui ouvre à la réutilisation, à l’appropriation, au détournement comme la photographie. Le détournement est double puisque l’auteur combine les gravures entre elles pour créer un  récit nouveau et qu’il apporte des modifications graphiques au sein de chacune. Récit hallucinant, où l’inquiétude sourd des personnages en ombre chinoise, insérés dans les gris ténébreux des gravures. Sont-ils vides ou pleins ? Au fond, c’est surtout la grisaille, et donc la nature visuelle de l’image gravée, au-delà de sa nature médiatique, qui mène la danse macabre et qui nous emporte.

Nicolas Nadé  propose, à première vue, des images abstraites, aux éléments hard edge, lointain écho à Fernand Léger. C’est ne pas tenir compte d’une lecture façon bd avec classiquement des images qui se suivent et qui  font état de  chronologie.  Parce que d’une vignette à l’autre nous vivons des modifications répétitives et sérielles, qui nous livrent, avec un formalisme élaboré, un paysage semi-minéral semi industriel en pleine activité machinale, sujet à mutations, bien huilé, silencieux et vide d’humains comme de tout  élément vivant – à moins que ces choses en mouvement ne soient un nouveau genre de (sur)vivants. Les corps mécaniques bougent apparemment selon une certaine logique élémentaire qui tient à leur forme géométrique ainsi qu’à leur texture tantôt lisse, rayée ou granuleuse. Et c’est là que la photographie entre en scène, non pour sa vraisemblance, ni sa spécialité documentaire, mais son aptitude à capter et restituer les détails secondaires, la texture des objets – que le photographe le veuille  ou non. La texture, cette infra-utilité, prend sa pleine puissance dans la bd de Nicolas Nadé. Elle gère la narration.  La photo est donc utilisée comme cousine des trames Lettraset et des fonctionnalités infographiques fournies par Indesign et Photoshop. Mais avec la spécificité que la texture photo livre l’idée de sa provenance, ici le sol d’un astre. Et en rappelant la provenance elle achemine la foule d’associations qui s’y rattachent ; ce qui confère une signification très particulière, transgalactique, à l’univers dépeuplé de Nadé.

Inio Asano intègre massivement la photo dans ses BD, au point que les couvertures de ses dernières œuvres sont des photos. S’agit-il au fond de photos ou d’un dessin très minutieux qui respecte la vraissemblance, comme les fresques de Pompéï par exemple, sans allusion revendiquée à la photographie ? Il est bien connu que les mangakas par économie de travail se servent de photos qu’ils décalquent, sans qu’il y ait une franche nécessité expressive, notamment dans les romans graphiques de Tanizaki, que nous n’apprécions pas moins. Chez Asano ,comme dans d’autres mangas, la photo sert d’arrière-plan, de décor, mais plusieurs indices de la nature photographique subsistent : le flare discret, typique d’une faiblesse des objectifs d’appareils photo, une différence graphique entre le dessin des personnages et de la photo, différence  presque annulée dans son dernier Opus Errance où la virtuosité du dessin fait se fondre le personnage avec la vraisemblance photographique des arrière-plans. Là même il subsiste le trait  graphique qui cerne le personnage comme dans toute bd, qui maintient la différence entre photo et dessin. Autre piste : à de très rares exceptions près, la photo se différencie du dessin parce que le personnage/dessin reste toujours en avant-plan, la photo reste toujours une couche plate au fond, même si cette dualité est finement ajustée.

Asano maintient une dualité photo et dessin qui rappelle le travail de John Baldessari évoqué ci-dessus, mais dans un autre esprit. Là où Baldessari force la scission, Asano l’estompe, intègre l’une à l’autre. Ainsi le personnage au dessin rudimentaire, de Punpun, projette néanmoins son ombres dans une parfaite vraisemblance perspectiviste sur les objets de l’arrière plan photo. Il arrive aussi qu’un personnage agisse concrètement sur l’arrière-plan : le père ultra-colérique de Punpun  démolit leurs meubles en réalisme-photo, ou l’héroïne de Dead dead demons qui modifie l’obscurité du fond-photo en l’éclairant avec sa lampe de poche. Donc photo manifeste, mais finement intégrée en respect de la vraisemblance visuelle et narrative.

Dans ce recours à la photo Asano donne largement priorité à sa double spécificité d’être document (information, sens, témoignage) et d’être vraisemblance visuelle (illusion, naturalisme ). Ces 2 polarités, largement explorées, le sont dans un registre différent et réinventé  selon chacune de ses séries mangas. Nous en avons retenu trois. « Errance », « Dead, dead demons de de de de deconstruction » et « Bonne nuit, Punpun ».

Dans Errance, la véracité photo semble témoigner de la véracité sans fard de l’état dépressif du personnage (qui pourrait-être l’auteur lui-même, avec sa sincérité mais aussi son égocentrisme détestable). Les paysages urbains photographiés (qui rappellent Valérie Jouve, Gursky ou Stéphane Couturier) ancrent le récit en des lieux précis de Tokyo et nous fournissent des informations qui affectent le protagoniste comme ordre-désordre, chaud-froid, centre-banlieue, jour-nuit, beau-temps- pluie. Le régime documentaire fonctionne à plein régime, en parallèle à un découpage très fin en vignettes.

A l’inverse, et plus rare, dans Dead, dead demons les photos documentaires (de paysages urbains ou péri-urbains) des arrière-plans relèvent… de l’anti-documentaire. Dans le contexte de la narration les photos-décors ne dépeignent qu’en surface. Elles ne témoignent pas de l’essentiel qui est la présence des extra-terrestres (pas nécessairement mal intentionnés). Les quidams ordinaires n’y sont pas attentifs, incapables donc  de les détecter, comme en sont incapables les photos. Seules les deux héroïnes s’en aperçoivent. 

Dans Bonne nuit Punpun, les fonds photos de paysages urbains, ponctuent les débuts et fins de séquences, documentent les lieux de vie de Punpun (banlieue et appart aisés), et traduisent son état d’âme (structure rayonnante du gymnase quand il parvient à déclarer son amour à Aiko). Les arrière-fonds photo tiennent surtout lieu d’opposé radical à l’invraisemblance visuelle du personnage Punpun, rudimentaire dessin-bâton  avec nez en bec de colibri, mais à la psychologie très développée. L’anti-naturalisme est d’autant plus marqué que les autres personnages reçoivent un graphisme plus vraisemblable en sorte qu’il y a couramment trois degrés de crédibilité visuelle juxtaposés : arrière-fond, personnages secondaires, et personnage principal – stratégie très originale de distanciation narrative. Une façon aussi, peut-être, pour Asano de se distancer de la puérilité visuelle des personnage mangas en général ; position qu’il exprime radicalement dans Errance.

Rodriguez active le versant jetable-appropriable de la photo, Nadé son irrémédiable précision pour la consistance texturée des choses, Asano exploite ses pôles « document et  vraisemblance ». Chez les auteurs de bd il n’y a pas consensus pour une seule conception de la photo – tel que l’image-souvenir vite-fait – mais une compréhension fine de ses multiples facettes médiatiques, phénoménologiques, esthétiques. Son intégration dans leurs œuvres en BD nous apporte des éclairages finement nuancés sur sa nature.

Carlo Werner

L’EXPOSITION :