Louis Stettner : les descendants
Louis Stettner : les descendants, février-mars 2018
Œuvres de Patrick Koumarianos, Judith Sylva, Isabelle Millet, Alain Nahum et WassinkLundgren
Du roman, Emile Zola, chef de file du naturalisme en littérature, disait qu’il était un « coin de la création vu à travers un tempérament ». Ne pourrait-il en être de même de la photographie ? Celle-ci se définirait alors comme un regard posé sur le monde, où s’affirmerait un point de vue. L’acte de déclencher, quand bien même il résulte d’une volonté de relater le réel, témoigne avant tout d’un rapport au monde, d’une relation qui s’entretient entre le photographe et ce qui l’entoure. La photographie témoigne ainsi tout à la fois de ce qui est perçu et de la façon de percevoir. Elle exprime une sensibilité. Des mots de Louis Stettner font écho à cette affirmation. Dans l’article qui lui a été consacré lors de son décès, le New York Times relate que la lecture d’un texte présentant l’appareil photographique comme un outil permettant d’interpréter la réalité aura conduit Louis Stettner à écrire plus tard que son appareil pouvait devenir son « langage personnel » pour « dire ce qu’[il] découvrait, ce qui [le] faisait souffrir ou [le] rendait immensément joyeux »1. La photographie est un langage, qui engage le corps tout entier, en témoignant de son inscription dans le monde, en établissant une ligne directe entre le cerveau et la main, pour relater la façon dont s’inscrire dans le monde est déjà une manière de le comprendre. Louis Stettner, dans Ici ailleurs indiquait : « Pour être dans le vrai, il faut se laisser guider par la main autant que par le cerveau. »
Qu’il place sous son objectif des usagers du métro, des travailleurs, des pêcheurs, un homme s’abandonnant sur un banc face à Manhattan, mais aussi une rue déserte à l’aube ou encore des arbres dans les Alpilles, comme il le fit à la fin de sa vie, Louis Stettner restitue avant tout ce qui est le fruit d’une rencontre et d’un dialogue. A rebours de la photographie humaniste habituelle, il ne cherche pas tant l’anecdote, le « moment décisif », mais davantage l’instant où se nouent le réel et le regard qu’il pose sur celui-ci, la façon dont il l’appréhende. Ses photographies mettent ainsi souvent en avant des moments de relâchement, d’abandon, qui trouvent leur sens par l’acte même de les regarder, dont l’acte de déclenchement permet de garder la trace. Dans ce dialogue entre le réel et l’appareil qui le saisit en l’interprétant, constitutif de son langage propre, Louis Stettner met en jeu les activités humaines, aussi bien le travail que les moments de transition, de passage d’un état à un autre, mais aussi les événements qui traversent un lieu ou un paysage, par la restitution d’une ambiance ou d’une impression qui le caractérise. Il y est question d’humanité et d’espace, de la façon dont la vie s’inscrit en des lieux et dont des lieux sont marqués par leur histoire invisible.
Les œuvres présentées dans l’exposition « Louis Stettner : les descendants » font écho avec un ou plusieurs aspects clefs de la démarche de Louis Stettner. Avec sa série « Tokyo Eyes », Alain Nahum s’inscrit tout à la fois à rebours et dans les pas de Louis Stettner. Là où ce dernier cherchait à saisir les passagers du métro sans qu’ils s’en aperçoivent, Alain Nahum provoque le regard, qu’il capte au moment où il se tourne vers lui, ou un visage s’adresse à lui, sans jamais placer son œil dans le viseur. Confrontés à l’impénétrabilité des regards, il choisit de situer sa photographie au coeur même de la rencontre furtive. Les Boîtes instants d’Isabelle Millet font, quand à elles, écho à la qualité atmosphérique des photos de Stettner, que loue Clément Charoux – co-commissaire de l’exposition qui lui a été consacré en 2016 au Centre. En superposant plusieurs photos prise à des moments différents en un même lieu, Isabelle Millet met en lumière ceux et ce qui le traversent. Elle donne ainsi à chaque instant sa force propre, par sa capacité à témoigner d’une rencontre et d’un dialogue qui se noue dès lors qu’un regard se porte sur un lieu ou un être, en révélant qu’il est porteur d’une histoire, inscrite tant dans le cadre que dans ce qui le déborde. Avec leur projet collaboratif WassinkLundgren, Thijs Wassink et Robert Lundgren, soulignent à leur façon que la photographie est moins le résultat de la saisie d’un moment décisif qu’une affaire de point de vue. En photographiant une même scène de deux points de vue différents, ils ouvrent l’espace d’une appréhension multiple d’une même réalité, comme l’ouverture d’une voie vers une pluralité de dialogues pour rendre compte du réel. Patrick Koumarianos et Judith Sylva prolongent ce geste, en s’inscrivant directement dans les photos qu’ils prennent réciproquement d’une même scène. Ils soulignent ainsi que dans ce dialogue qui s’ouvre avec le réel, le photographe est toujours déjà engagé en tant que personne, par sa position, la façon dont il s’inscrit dans le monde et le regard qu’il porte sur celui-ci et sur chaque individu. Ce que la photographie dit, c’est une manière d’aller vers son environnement et vers les autres.
Bastien Engelbach / IMMIXgalerie
1« the camera could become my personal language for telling people what I was discovering, suffering or immensely joyous about. », cité dans William Grimes, « Louis Stettner, Who Photographed the Everyday New York and Paris, Dies at 93 », New York Times , 14 octobre 2016
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